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Il faut que tu ruines tout

2021

titre original de l'oeuvre: si la tendance se maintient...

Il voulait tout savoir.

Il était là, dans ma maison, à me demander d’où venait ce sofa ce réfrigérateur cette cuisinière cette chaîne stéréo - tout ça, hérité de votre grand-mère, vous en êtes certain ? qu’il me dit. Oui, mais pas les disques.

“Mais revenons au réfrigérateur. Il manque le numéro de série. Ça complique les choses…”

“Quand a-t-il été acheté ?”

Il y a 10, 20 années…

“Alors, selon notre liste de modèles, votre réfrigérateur nous sera utile puisqu’il contient…”

Je ne l’écoutais plus. Il se retourne tout en me regardant: “Emmenez ce réfrigérateur.”

C’était le premier jour.

le premier jour

Le premier jour où tout était devenu prévisible. Rien de surprenant n’allait arriver à l’avenir puisque tout était devenu décidable.

Les gens savaient qu’ils allaient avoir une conversation quelques semaines à l’avance, je veux dire, les gens savaient exactement ce qui allait être dit, de quelle façon, quelles torsions du visage ils allaient faire et à quel moment ils allaient quitter la conversation afin de poursuivre leur journée.

Plus personne n’osait entreprendre quoique ce soit puisqu’il était devenu impossible d’entreprendre quoique ce soit.

Le vocabulaire d’ailleurs évoluait de façon prévisible: l’incertitude en disparaissait peu à peu, il n’était plus question de ce qu’il pourrait arriver, les temps de verbes se défilaient sous nos yeux et l’exactitude du monde nouveau prenait forme sous nos yeux.

Tout est prévisible.

Tout est prévisible, titraient les journaux.

Sur le grand écran de prédiction, on pouvait consulter ce qui allait arriver cette journée-là. Les premiers jours, les gens regardaient encore mais au fil du temps plus personne ne le regardait puisque tout le monde savait ce qui allait arriver, de toute façon, et qu’en plus, on y pouvait rien.

On y pouvait rien.

“Je le sais!” que l’on entendait parfois s’exclamer, “je sais ce qu’il va arriver!” Mais plus personne n’écoutait car on savait déjà que tu savais, en fait on savait déjà que tu allais dire que tu le savais.

Il n’y avait plus de films ni de fiction ni d’extrapolation fictives. Les scénaristes n’avaient plus d’inspiration car elles ne pouvaient plus faire évoluer leurs personnages, elles savaient déjà la fin de l’histoire. Et personne pour la lire, à quoi bon lire si on sait déjà.

On savait déjà.

On savait tout en fait, le savoir absolu de qui a fait quoi et quand et pourquoi et comment - mais aussi le résultat de chaque jet de dés et celui des matchs de sport.

Au fil du temps les conversations s’amenuisaient. Il y avait cet espèce de savoir collectif qui émergeait, celui de savoir que l’autre sait que l’on sait qu’elle sait.

Les gens ne cherchaient plus à séduire. À quoi bon: ils savaient déjà qui aimait qui et pourquoi.

quelques mois auparavant

Lorsque l’annonce de la récupération des réfrigérateurs avait été faite, nous savions déjà que cela allait arriver, bien que le système d’ultradéterminisme, basé sur la notion qu’il nous est possible de tout prévoir, n’était pas encore au point.

Je savais quelles questions ils allaient me poser, et je savais que cela ne servait à rien de tenter de cacher le réfrigérateur. Je vivais déjà comme étrangère dans mon propre corps, ressentant cette nouvelle routine omnisciente comme un écrasement d’avion.

quelques années auparavant

Nous ne savions pas ce qui allait arriver lorsqu’il prit le pouvoir. Mais nous savions déjà qu’il allait le prendre.

Nous avions vu la rhétorique de l’ultradéterminisme prendre le pouls de l’espace public depuis quelques années déjà. Nous savions que celle-ci gagnait du terrain. Nous n’y pouvions rien. Tout est prévisible, après tout.

Tout est prévisible.

Au début, les gens prenaient le temps de déconstruire les arguments de l’ultradéterminisme. Ils se moquaient du système, qui était à peine plus précis que celui pour la météo. Ils disaient qu’on ne peut pas tout savoir car alors, on éviterait peut-être de poser les actions qui mènent à l’accomplissement de la prédiction: quelqu’un à qui on aurait prédit un accident éviterait de prendre sa voiture ce jour-là, par exemple. Et alors la prédiction serait annulée.

Tout est déterminé d’avance, il n’y a pas de chance, il n’y a pas d’aléatoire de stochasticité de subjectivité. Il ne restait qu’à savoir ce qui était déterminé d’avance, mettre fin au règne de l’aléatoire dans nos vies, sur nos vies. Il restait à tout prévoir.

La logique de l’ultradéterminisme avait été mise au point par un groupe de technocrates, engagé par le milieu des affaires et des financiers afin de stabiliser leurs opérations. Cette logique formalise la croyance qu’avec suffisamment de données et un ordinateur assez puissant, il est possible de tout savoir. Que toute notre existence, que la physique et la biologie et les mathématiques et la psychologie, que toutes les sciences se ramènent à une question de données brutes et de calculs informatiques. Ce déterminisme avancé nous était, selon eux, accessible, et permettrait d’éviter faillites, récessions, crises économiques - bref de mettre un frein à l’incertitude. Il restait à tout prévoir.

Pour cela on construisit un petit ordinateur.

Puis un autre et un autre et on les mit en réseau. En soi, ce n’était pas nouveau.

La différence était le rôle absolu de ces ordinateurs. On commençait à voir clair dans les prédictions. Les évènements du début qui n’étaient que des suggestions commencèrent à se produire sur une base régulière. On voyait les bons évènements comme les moins bons être affichés sur l’écran de prédiction, et puis on observait ces actes prendre place dans le monde réel.

Petit à petit, l’idée faisait son chemin: plus de décisions que l’on regrette, plus de faillites, plus d’hésitations. Ce que l’on ignorait, c’est qu’il y aurait encore tous ces évènements, seulement on pourrait les prédire. On ne pourrait pas changer le cours des choses, on pouvait seulement prédire. Savoir. Savoir de façon absolue, ce n’était pas une devinette.

Mais rapidement l’idée de prédire tout - les mouvements des atomes, le souffle du vent, la pluie comme le soleil - fit son chemin et on construisit de nouveaux ordinateurs.

au fil du temps les ordinateurs occupaient l’espace d’une petite ville, puis une autre et une autre.

Les ordinateurs, en plus d’être omniscients, devenaient omniprésents.

Nous avions déjà des téléphones, des micro-ordinateurs, avec nous en tout temps - alors il ne restait qu’à nous fournir des applications pour consulter les prédictions.

Au début cela était très divertissant: les gens consultaient constamment leur téléphone. Puis il devint apparent que ces prédictions allait arriver: à quoi bon consulter les nouvelles du futur si l’on sait déjà les dénouements ?

De plus en plus de gens travaillaient sur les ordinateurs. Ces personnes n’avaient plus à étudier pour acquérir le savoir et les compétences nécessaires - elles ne faisaient plus qu’attendre de savoir qu’elles allaient être embauchées. Elles tournaient distraitement les pages du livre car elles savaient que c’était là la façon de savoir.

Elles pouvaient simplement se regarder étudier, convaincue du succès de l’entreprise.

Mais les ordinateurs n’étaient pas suffisants; il arrivait parfois que des erreurs se produisaient, que les prédictions échouaient.

Cela n’embêtait personne: tout le monde savait la réponse car elle avait été prédite par les ordinateurs. Il s’agissait simplement de construire de nouveaux ordinateurs.

Plus d’ordinateurs, de toutes les formes toutes les puissances toutes les forces et faiblesses.

On en jetait aucun, de peur d’altérer la puissance de l’ordinateur principal.

On ne faisait que construire construire construire.

Rapidement, plus de la moitié de la population était employée à prendre soin et à programmer ces ordinateurs. Les tentatives de résistance n’étaient plus qu’une série d’échecs prévisibles, malgré leur créativité: notons le cas de cet ingénieur qui tenta de penser à un nombre plus grand que celui qu’il est possible de stocker dans un méga-ordinateur afin de le forcer à surcharger sa mémoire et espérons-le, le pousser à ses limites de calcul. On ne sait trop si l’ordinateur avait prévu le coup ou pas, mais cet ingénieur est toujours en train de compter…

de retour au réfrigérateur

Je restais sur mon pallier à les regarder amener mon réfrigérateur dans leur camion.

Je n’avais pas d’émotion. Je savais ce qui allait arriver. Je savais que pour avoir une émotion il fallait de l’incertitude. Il fallait l’espoir de bien aller, au moins.

Je n’avais pas cet espoir.

J’attendis chez moi comme me l’annonçait le micro-ordinateur de poche.

J’attendis un jour et deux et trois. Puis quelqu’un sonna à ma porte.

Je savais ce qu’elle allait me dire, elle savait ce que j’allais lui dire. On eut tout de même la conversation, et elle partit avec l’ensemble de mes électroménagers.

Je ne savais même plus ce qu’était une émotion et je ne dis rien. Je savais ce qui allait arriver.

Cela fait maintenant plusieurs années que l’ultradéterminisme a gagné. Toutes les mines ont été épuisées, tous les plastiques ont été produits. Le méga-ordinateur omniscient qui prédit tout tout le temps occupe maintenant la quasi-totalité de la surface de la Terre, ainsi que les planètes les plus proches - tout ceci communiquant par satellites interposées. Et moi, je savais ce qui allait arriver.

Alors que l’on sonnait à ma porte, de nouveau, pour demander à reprendre propriété de ma maison afin d’y installer un nouvel ordinateur, je savais que je n’allais pas accepter. Le responsable de l’expropriation le savait aussi. Il savait aussi que la seule façon de prédire ma réaction exacte à son arrivée était de construire ce nouvel ordinateur - il savait que je savais que j’attendais ce moment depuis des années, que je n’avais pas oublié l’urgence de vivre qui vient avec l’incertitude. Peut-être que je pouvais encore conjuguer mes sentiments, peut-être que je pouvais encore vivre, respirer l’air frais du matin, tomber en amour. Lire un livre et être étonnée des évènements.

Je lui dis non. Je n’allais pas vivre ainsi. C’était ma maison.

Tout est prévisible.

Il faut que tu ruines tout.